Chapitre trois.
Où l’on fait la connaissance du Grand Dirigeant

08h05 du matin, villa du nord de Pyongyang

Le vice-général de l’armée de la République de Corée avait trahi.

En enfonçant la porte de sa résidence, les soldats l’avaient surpris en pleine séance de fornication avec la cousine du Grand Dirigeant. Même ces soldats d’élite eurent une larme pour le vice-général en songeant au sort qui allait lui être réservé. Par compassion, ils le laissèrent remettre son pantalon, sa vareuse avec ses médailles qui cliquètent, puis ils le poussèrent à grands coups de crosse.

Dans la Jeep qui fonçait sur l’autoroute déserte, le vice-général eut beau protester, rappeler ses états d’armes, son histoire avec le Grand Dirigeant, cela ne servit à rien. Les ordres des soldats étaient formels. L’adultère était anticommuniste. La fornication avec une cousine du fondateur de la République était anti-Juche. La punition était la peine capitale.

Il allait y passer. Oubliée la guerre contre les Américains, oublié le compagnon d’armes, oubliés les longs après-midi à la tribune à regarder défiler les missiles à courte et longue portée, les Hwasong-5, Hwasong-6, les Musudan et les Nodong

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Il fallait un exemple. À tous ces généraux nantis, le Grand Dirigeant devait inspirer la crainte, pas la sympathie.

Le Grand dirigeant avait donné ses instructions : « Qu’il disparaisse, qu’il soit oblitéré, qu’il ne reste de lui pas une touffe de cheveux. »

* * *

Le Chargé d’exécutions des opposants au régime politique et des traîtres à la cause du peuple avait bien travaillé.

En recevant les instructions, il avait acquiescé sans dire un mot. C’étaient toujours des moments délicats. Émettre un doute sur l’exécution de celui que l’on croyait encore inatteignable hier était passible de mort immédiate, ou pire encore, d’envoi dans un des camps de la mort où s’entassaient plus de cent mille Coréens.

Dans ces camps, ils mouraient dès la première année de captivité. Leurs cadavres n’étaient pas enterrés. Ils n’étaient pas jetés dans la fosse commune. On les entassait dans des hangars gigantesques où l’on attendait qu’ils se décomposent avant d’en disposer.

C’était un sacré régime, la Corée du Nord.

Le Chargé d’exécutions des opposants au régime politique et des traîtres à la cause du peuple avait bien pesé toutes les options.

Assis devant sa petite table, il regardait le portrait du Grand Dirigeant qui lui faisait face. Le Grand Dirigeant l’empêchait de se concentrer. Jamais il ne l’aurait avoué, bien sûr.

Il avait fait une longue liste, puis à l’aide de son crayon nord-coréen, il en avait éliminé plusieurs, soit trop baroques, soit pas assez cruelles, soit pas assez définitives, et il en avait retenu cinq.

Cinq options qui correspondaient aux instructions reçues.

Il leva son papier devant ses yeux, se retourna pour s’assurer qu’on ne pouvait rien voir par la fenêtre, puis il relut en murmurant :

1) Le faire dévorer par des rats affamés.

Il ne savait comment l’idée lui était venue. Il trouvait que cela plairait à ses chefs, mais il avait peur d’être accusé de zèle, et, où allait-il trouver tous ces rats ? Puis il s’y connaissait très mal en alimentation des rats. Et si les rats n’avaient pas envie de becqueter le vice-général, avec son uniforme, et sa casquette gigantesque qui lui donnait l’air d’une souris ? Il voyait déjà ça gros comme une maison : c’est lui qui se retrouverait dans la fosse avec les rats affamés, lesquels, avec sa chance, le trouveraient appétissant. Et ça, non !

2) Le couler vivant dans le béton.

C’était un mode d’exécution qu’il avait découvert dans un film piraté. Il avait trouvé ça très bien. Mais c’était un film américain. Déjà qu’on pouvait l’accuser de gaspiller du béton, si jamais on le questionnait sur l’origine de cette idée, qu’on aille enquêter sur son passé et découvrir que dans sa jeunesse il avait regardé des films de gangsters américains, là, pour sûr, c’était l’exécution immédiate.

3) Le brûler vif au lance-flammes.

C’était une valeur sûre. Pousser le vice-général au milieu d’une courette dans le froid de l’hiver, et le carboniser au lance-flammes ; une fois qu’il aurait fini de hurler, il ne resterait pas le moindre cheveu, ni la moindre trace. On ne lui reprocherait sûrement pas d’avoir gaspillé du napalm. Il y en avait toujours des vieux stocks à portée de main. Et c’est ça qui justement l’inquiétait. Si ses chefs trouvaient l’idée trop simple, qu’on le soupçonne d’avoir pris la tâche à la légère, et qu’on aille lui demander de s’en charger lui-même ?

Pour la dernière exécution au lance-flammes, c’était l’exécuteur qui avait brûlé ; enfin, pas exactement : il avait explosé avec la bouteille de métal qui s’était élevée en l’air puis avait assommé un lieutenant en retombant. Si cela lui arrivait, ses chefs pourraient très bien s’en prendre à sa famille et les envoyer dans les camps de la mort pour saluer sa gloire posthume.

4) Le faire dévorer vivant par des porcs affamés.

Est-ce qu’on ne risquait pas de lui reprocher un manque d’imagination ? Enfin, c’était la deuxième fois qu’il proposait l’utilisation d’animaux affamés. C’était vrai qu’il y avait beaucoup d’affamés en Corée du Nord. Oui, mais la première fois, c’étaient des rongeurs. Non, là non plus, ça ne marchait pas. La famine faisait rage dans les campagnes. On y manquait de tout. Les porcs étaient vus comme une denrée rare. Où allait-on trouver une dizaine de porcs suffisamment gros pour qu’ils bouffent un général entier sans attraper une indigestion et claquer sur place ? Et comment allaient-ils digérer toutes ces médailles ?

5) Le noyer dans une fosse à purin.

Il y avait dans cette idée une bonne dose d’ignominie qui plairait en haut lieu, il en était sûr. Et il avait entendu dire que la décomposition des corps était accélérée dans le purin. Et puis non. Ce n’était vraiment pas sûr. Il suffisait que des paysans y aient caché des sacs de blé pour les dissimuler aux militaires chargés de réquisitionner dans les campagnes, et ils trouveraient le corps en décomposition. Et on l’accuserait d’avoir pris les instructions à la légère. Très, très mauvaise idée.

Le Chargé d’exécutions des opposants au régime politique et des traîtres à la cause du peuple se redressa sur son siège avec un rictus angoissé. Ce matin il avait essayé de noyer son canard en plastique. Il sentait qu’il n’avait plus le cœur à ce qu’il faisait. Mais il devait à tout prix garder ses états d’âme pour lui. Toutes ces exécutions le lassaient à la longue ; ces condamnés résignés, il ne supportait plus leurs regards figés et sidérés. Il n’avait jamais osé en parler à sa femme, le soir, dans leur deux-pièces d’une tour de Pyongyang. C’était trop dangereux. Et si elle allait le dénoncer ?

Il chassa cette idée, et il se dit qu’il ne lui en voulait pas. D’ailleurs, s’il le fallait, il la dénoncerait aussi.

C’était comme ça.

Il avait passé deux heures à travailler. Deux feuilles de papier noirci s’étalaient sur son bureau. Aucune de ses idées n’était suffisamment « sûre » pour qu’il la présentât à son chef.

Et si on l’accusait de s’être assoupi ? Il fallait qu’il fasse disparaître les papiers compromettants. Mais si on disait qu’il n’avait rien fait ? Que lui arriverait-il ?

Une à une, il déchira les deux feuilles de papier en fines lamelles puis les avala. Les yeux noyés de larmes, il leva les yeux vers le portrait du Grand Dirigeant, et il se dit avec horreur qu’il venait de le voir avaler ses brouillons de notes de service !

Il respira, expira, à grandes bouffées, comme lui avait expliqué son médecin. Le Grand Dirigeant n’était pas vraiment là, à l’observer. Ce portrait n’était pas la réalité. Enfin, c’était ce qu’il se forçait à croire.

Son regard dériva sur le reste de la pièce, des posters de propagande, de l’art Nord-coréen, des missiles pointés vers le ciel sur fond d’azur, et une petite bibliothèque où il avait aligné des livres d’enfants, dont on avait exécuté les auteurs, la plupart pour manquement à la glorification du travail du Grand Dirigeant.

C’est en ouvrant l’un de ces petits livres pour enfants que l’idée lui vint.

La secrétaire, qui écoutait attentivement de l’autre côté de la cloison, reposa le combiné quand elle entendit le cri.

Elle se précipita dans le bureau, et vit son chef en train de faire une petite danse.

— Mais que se passe t-il, camarade Chargé d’exécutions… ? dit-elle.

— Rien, j’ai trouvé !

— Bravo, camarade Chargé d’exécutions !

Et tout en le serrant dans ses bras, elle se dit qu’elle devrait dénoncer sa femme pour adultère. Une fois sa femme envoyée dans un camp, il serait à elle.

* * *

— Je vous félicite, camarade. C’est une excellente idée. Le Grand Dirigeant sera satisfait.

Le Chargé d’exécutions des opposants au régime politique et des traîtres à la cause du peuple se dit qu’il était vraiment bête. Finalement, satisfaire le régime était assez simple. C’était sa femme qui avait raison, elle qui le harcelait parce qu’il n’obtenait pas de l’avancement aussi vite que les maris des voisines de l’immeuble de cadres dans lequel ils habitaient. Or, c’était cet avancement qui leur ouvrirait l’accès aux nombreux privilèges dont bénéficiaient les cadres du régime et leurs familles.

Satisfaire le régime était simple : pour obtenir de l’avancement, il fallait plus d’exécutions.

Il remercia l’auteur du petit livre d’enfants qu’il avait exécuté il y a une semaine pour manque de glorification des actes extraordinaires du Grand Dirigeant.

C’était une vignette en couleurs où l’on voyait le Grand Dirigeant stopper un tir de mortier ennemi avec sa main levée qui lui avait donné l’idée.

Il suffisait de prendre les instructions à la lettre. Le vice-général serait exécuté au tir de mortier[Note_4].

Il suffisait d’y penser.

* * *

Le Grand Dirigeant avait choisi d’y assister.

Avec l’âge[Note_5], il était à la recherche de nouvelles distractions.

Il était fatigué de toutes ces statues géantes plantées sur les carrefours de Pyongyang, de ces hymnes à sa gloire, de tous ces gens qui crevaient de faim dans des camps de prisonniers, de ces enfants qui récitaient ses louanges dès le plus jeune âge.

La liste des épithètes attachées à sa personne était sans fin, la récitation complète de ses faits d’armes pouvait durer toute une nuit.

À force de se voir ainsi glorifié sous tous les angles, il avait parfois l’impression d’être mort. Il fallait du sel à son existence. Les exécutions l’aidaient à tromper son ennui. Mais elles étaient répétitives. Toujours le peloton d’exécution, toujours ces rafales de mitraillette, et ces flaques de sang dans lesquelles on manquait se casser la figure.

Cette fois-ci, il avait trouvé l’idée distrayante. L’oblitération au tir de mortier, ça le changeait des interminables défilés de Nodong[Note_6]

Il veillerait à ce que ce Chargé d’exécutions des opposants au régime politique et des traîtres à la cause du peuple soit promu. C’était le moins que l’on puisse faire. Il était essentiel de toujours récompenser les bons éléments du régime, et de punir les mauvais. C’était l’un des principes du Juche[Note_7].

Le convoi officiel s’ébranla à l’aube. Le camion militaire transportait le prisonnier. Une dizaine de voitures escortaient sa limousine noire dans les boulevards déserts de Pyongyang. Une heure plus tard, ils étaient en rase campagne.

Le Grand dirigeant avait tenu à vérifier le canon à mortier, l’obus, le mur sur lequel on allait attacher le prisonnier à des chaînes de fer. Ce mur était situé à cinq cent mètres. C’était la distance idéale pour un tir de mortier par un matin de rosée.

Il s’était assis sur un siège pliant de fabrication chinoise. On lui avait tendu une paire de jumelles russes. Et il avait assisté à la scène.

Le prisonnier avait été conduit jusqu’au mur. On l’avait attaché aux chaînes de fer. Le soldat avait tracé un grand cercle rouge autour de lui. L’artilleur le voyait distinctement à cinq cents mètres.

Le Grand Dirigeant avait respiré les parfums de l’aube, il s’était adossé sur le dossier de sa chaise, avait sorti un paquet rouge avec un temple doré au milieu, des « Pyongyang », fraîchement produites dans une des usines de cigarettes du pays ; il avait allumé sa cigarette, et en avait tiré quelques bouffées. C’était ça, la vie.

En regardant la fumée qui tourbillonnait par spirales dans le brouillard du matin, il crut voir des gouttes de rosée s’y accrocher dans un ruissellement. Il s’émerveillait toujours de la beauté de la nature. Il ne voulait pas mourir.

Il lui restait tant à faire. Tant d’exécutions auxquelles assister.

À son signal, l’artilleur avait tiré l’obus. Le mur avait disparu dans un grand craquement. Suivi d’un nuage de poussière qui s’éleva dans le ciel. Les militaires s’étaient précipités et étaient revenus en confirmant qu’il n’y avait plus rien. Comme il l’avait demandé.

Il avait beau regarder dans ses jumelles, il ne voyait qu’un rideau de fumée qui n’en finissait pas de monter dans le ciel.

Enfin, la fumée se dissipa, il se leva et parcourut les cinq cent mètres qui le séparaient des débris fumants. Il constata qu’on lui avait dit la vérité. Du vice-général, il ne restait rien.

Il n’avait jamais existé.

Il aspira une bouffée de sa cigarette, le foyer grésilla par à-coups, et il dit :

— Mais on ne peut pas faire quelque chose pour ces cigarettes ? Elles sont dégueulasses. Qui est le directeur de cette usine ?

Il y eut un long frémissement autour de lui. C’était bon d’être un dictateur psychopathe, se dit-il.

Il jeta sa cigarette avec un geste de dépit, cracha pour se débarrasser de cet arrière-goût, et se pencha de nouveau.

Décidément, ses hommes n’avaient pas menti. Il n’y avait rien. De façon à ne pas perdre la face, il ramassa un brin d’herbe, l’agita de loin, mais il sentit à peine le tremblement humain autour de lui. Ils avaient bien vérifié, ils savaient qu’il ne trouverait rien.

Il refit les cinq cent mètres dans l’autre sens, ressortit une cigarette de son paquet. Le brasier s’alluma par à-coups, et s’éteignit. Aucun doute, c’était du tabac mêlé à des copeaux de bois.

Il fit un signe à son aide de camp. Il lui murmura quelques mots à l’oreille. Parfois, la cruauté se devait d’être discrète.

Demain, l’usine aurait un nouveau Directeur.